A l’occasion du 7ème anniversaire de l’Ecole de la prédication qui s’est tenu à Paris les 19 et 20 novembre dernier, le Fr. Eric de Clermont-Tonnerre o.p. m’avait sollicité, pour intervenir à une table-ronde sur le thème « Quelle est l’église dont nous pourrions rêver ? » aux côtés d’un laïc de spiritualité dominicaine, d’une pasteure protestante, et d’une journaliste suisse. Plusieurs personnes m’ayant indiqué que cette intervention leur avait fait du bien, j’ai cru utile de la mettre à la disposition de tous sur le site de Sainte-Marie.
C’est peu de dire que la révélation presque quotidienne et litanique des turpitudes de prêtres et même d’évêques pèse comme un lourd couvercle sur la confiance que les catholiques peuvent mettre dans leur Eglise, et sur leur foi même. J’ai beaucoup pensé ces derniers jours à ces mots de Don Alvaro dans Le Maître de Santiago, pièce de théâtre écrite par Henri de Montherlant : « Je n’ai soif que d’un immense retirement ». Faut-il continuer dans cette Eglise-là ? Comment ne pas sombrer dans le découragement ? ne pas désespérer de cette Eglise ?
Alors, à la question mise en débat autour de cette table ronde : « Quelle est l’Eglise dont nous pourrions / devrions rêver ? », ma première réaction a été de me dire : à quoi bon ? Dans ce désabusement, pourtant, un texte salutaire est venu me réveiller de ma torpeur : un éditorial de Sr Véronique MARGRON, en date du 13 novembre dernier. Elle y citait quelques lignes du théologien et résistant allemand Dietrich BONHOEFFER, tirées des séminaires qu’il donna dans l’Eglise confessante, un texte pour ne pas céder à la tentation de cet immense retirement, à la tentation de baisser les bras.
« On ne saurait faire le compte des communautés chrétiennes qui ont fait faillite pour avoir vécu d’une image chimérique de l’Église. Certes, il est inévitable qu’un chrétien sérieux apporte avec lui, la première fois qu’il est introduit dans la vie de la communauté, un idéal très précis de ce qu’elle doit être et essaye de réaliser. Mais c’est une grâce de Dieu que ce genre de rêve doive sans cesse être brisé. Pour que Dieu puisse nous faire connaître la communauté chrétienne authentique, il faut même que nous soyons déçus, déçus par les autres, déçus par nous-mêmes. Dans sa grâce, Dieu ne nous permet pas de vivre, ne serait-ce que quelques semaines, dans l’Église de nos rêves, dans cette atmosphère d’expériences bienfaisantes et d’exaltation pieuse qui nous enivre. Car Dieu n’est pas un Dieu d’émotions sentimentales, mais un Dieu de vérité. C’est pourquoi seule la communauté qui ne craint pas la déception qu’inévitablement elle éprouvera en prenant conscience de toutes ses tares pourra commencer d’être telle que Dieu la veut et saisir par la foi la promesse qui lui est faite. Il vaut mieux, pour l’ensemble des croyants, et pour le croyant lui-même, que cette déception se produise le plus tôt possible. […] La vraie communauté chrétienne est à ce prix : c’est quand nous cessons de rêver à son sujet qu’elle nous est donnée ».[1]
[1] Dietrich BONHOEFFER, De la Vie communautaire, Delachaux et Niestlé, 1968, p. 21-22 et 24.
Alors l’Eglise à laquelle je rêverais ne risque-t-elle pas d’être cette « image chimérique » ? « L’Eglise de nos rêves » ne risque-t-elle pas de nous conduire immanquablement à être déçu. « Seule la communauté qui ne craint pas la déception qu’inévitablement elle éprouvera en prenant conscience de toutes ses tares pourra commencer par être telle que Dieu la veut et saisir par la foi la promesse qui lui est faite » nous dit Dietrich BONHOEFFER. « La vraie communauté chrétienne est à ce prix : c’est quand nous cessons de rêver à son sujet qu’elle nous est donnée ».
On pourrait s’en arrêter là…
Mais Bonhoeffer évoque justement la promesse qui est faite à cette communauté qui a expérimenté cette déception comme nous le faisons aujourd’hui dans notre Eglise. Alors, plutôt que « mes rêves d’Eglise », ce sont donc des harmoniques de cette promesse, de cette espérance, telle que je crois les entendre en parcourant les Ecritures, que je voudrais vous partager.
Cette promesse et cette espérance, elles se donnent d’abord fondamentalement à voir et à entendre, je crois, au soir du jeudi saint, dans le geste du lavement des pieds. :
« Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ? Vous m’appelez le Maître et le Seigneur » et vous dites bien, car je le suis. Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres ; car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. En vérité, en vérité, je vous le dis un serviteur n’est pas plus grand que son Maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie. Sachant cela, vous serez heureux si du moins vous le mettez en pratique »
Jean 13, 12-17
Je me demande si nous ne serions pas plus heureux en Eglise aujourd’hui, si l’ecclésiologie catholique s’était davantage construite sur le récit du lavement des pieds, sur cette promesse d’être serviteur, plutôt que sur la confession de Pierre et la remise des clés du Royaume… C’est bien, quand, à l’exemple de son Seigneur, l’Eglise se met au service, qu’elle accomplit la promesse, et qu’elle commence à être « telle que Dieu la veut ».
Et ce sont quelques harmoniques de ce service que je souhaiterai maintenant évoquer devant vous, et le temps étant limité, je me contenterai d’en évoquer deux.
L’Eglise que j’espère, c’est d’abord une Eglise au service de la Parole. C’est sous la plume d’un écrivain agnostique, Erri de Luca, dans un délicieux petit recueil intitulé Noyau d’olive, que je crois avoir trouvé la plus belle présentation de ce que signifie ce service de la Parole. La citation est un peu longue, mais elle en vaut la peine :
« Les eaux ont un sens comme les mots, elles descendent et se perdent en grande partie dans la mer et sur la terre. Jésus veut que ses paroles, dites et pensées pour qu’elles se répandent, soient comme des eaux courantes. Il a voulu ne rien écrire, il n’a pas voulu de secrétaires pour prendre des notes. Ceux qui le pouvaient retenaient par coeur. Il ne voulait pas enfermer l’eau dans une cage. Jésus savait que les mots dans la bouche ont plus de valeur que ceux qui sont écrits, comme la musique exécutée vaut plus que la partition qui la fixe.
Il se servait de sa voix avec impétuosité, comme des ruisseaux inattendus dans le désert de Néghev, selon une des images frappantes d’Isaïe, le plus grand poète de Dieu.
Tout au long des évangiles, nous lisons les jets d’un discours qui fut torrentiel. Une providence fait ressembler ces écrits à des citernes d’eau de pluie, qui retiennent du moins quelque chose selon leur capacité. Nous ignorons le timbre de sa voix et l’hébreu et l’araméen, ses langues, n’existent même plus. Et pourtant, les évangiles ont suffi à ne pas faire oublier les paroles de celui qui ne voulut pas écrire ni laisser écrit. Celui qui n’a pas la foi ne se désaltère pas. Mais celui qui a la grâce de l’avoir est lié par un devoir énorme : donner de cette eau bue un témoignage tout au long de sa vie. Ce faisant , il remplit les pages que les Evangiles ont dû laisser vides. Ce faisant, il rapporte à la surface l’eau qui s’est perdue hors des citernes.»[2]
[2] Erri de Luca, Noyau d’Olive, Paris, Gallimard, Folio n°4370, 2004, p. 86-87.
Ce service de la Parole est en effet une responsabilité immense : « donner de cette eau bue un témoignage tout au long de sa vie… », « remplir les pages que les Evangiles ont dû laisser vides.. » ; « rapporter à la surface l’eau qui s’est perdue hors des citernes ».
Accompagnant depuis près de quinze ans des groupes bibliques, je suis toujours émerveillé des sources d’eau jaillissante que la lecture des Ecritures fait sourdre dans le cœur de ceux et celles qui se mettent à leur écoute. L’apôtre Paul nous dit que la foi naît de l’écoute de la Parole (Rm 10,17) ; c’est aussi vrai de l’Eglise, communauté des croyants. Combien il est triste que, dans nos communautés, les Ecritures soient si peu offertes à la curiosité des chrétiens, souvent par paresse. Et pourtant, St Jérôme nous le rappelle : « ignorer les Ecritures, c’est ignorer le Christ ».
L’Eglise que j’espère, c’est aussi une Eglise au service de la vocation de chaque homme.
Dans le livre de l’Apocalypse, il est promis à l’Eglise de Pergame que chacun recevra un caillou blanc sur lequel est écrit « un nom nouveau que personne ne connaît, en dehors de celui qui le reçoit » (2,17). Il me semble que la mission de l’Eglise est d’aider chaque homme à découvrir ce nom nouveau, cette vocation unique que Dieu a pour lui. Un nom et une vocation, qu’elle-même ne sait pas, mais qu’elle peut aider à déchiffrer. L’Eglise n’a pas un « savoir » particulier qui l’autoriserait à délivrer je ne sais quel oracle, et a fortiori quelles injonctions : le nom nouveau sur le caillou blanc, personne ne le connaît en dehors de celui qui le reçoit. Néanmoins, familière des Ecritures, à l’écoute bienveillante des hommes et du monde, l’Eglise peut partager quelque chose de la grammaire de Dieu, de la façon si particulière que Dieu a de parler au cœur de l’homme. Elle est au service de la relation singulière de chaque homme avec le Christ. Et il importe de ne pas sortir de ce service en cherchant à s’immiscer dans cette relation. Une belle figure de cette délicatesse, l’Eglise la trouve dans la figure du Baptiste, qui tout en invitant à suivre le Christ, se tient à distance de la relation intime qui se noue entre Jésus et ses propres disciples : « Celui qui a l’épouse est l’époux ; quant à l’ami de l’époux, il se tient là, il l’écoute et la voix de l’Epoux le comble de joie. Telle est ma joie, elle est parfaite. Il faut qu’il grandisse et que je diminue (Jn 3,29). C’est aussi l’épisode des disciples d’Emmaüs, une belle promesse pour l’Eglise que de se faire, à l’image du Christ, l’accompagnateur des quêtes, des interrogations, des doutes et des aspirations des hommes, et les aider chacun à pouvoir s’écrier avec le psalmiste : « Devant moi tu as ouvert un passage » (Ps 30).
Voilà l’Eglise que j’espère. L’espérance, la « petite espérance », comme l’appelle Charles Péguy, puisque de très petits choses suffisent pour qu’elle déplie ses ailes, et prenne son envol. « L’espérance qui voit ce qui n’est pas encore et qui sera »[3]. En ces temps, c’est sans doute de cette vertu dont nous avons le plus besoin.
Hervé PARADIS-MURAT
[3] Charles PEGUY, Le porche du mystère de la deuxième vertu dans Œuvres poétiques complètes, Paris, NRF (Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 538.
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